Luc Julia : “L’intelligence artificielle n’existe pas”

Et c’est peut-être la meilleure nouvelle de 2025

IA

Sylvain Morizet

5/20/20254 min read

Co-créateur de Siri et figure libre de la tech franco-américaine, Luc Julia démonte les fantasmes autour de l’IA et appelle à recentrer l’innovation sur l’humain, le bon sens et… la frugalité. Retour sur un échange aussi salutaire que décapant.

De Siri à Renault : un ingénieur resté libre

Luc Julia a cofondé Siri, travaillé chez HP, Apple, Samsung, et aujourd’hui chez Renault. Il vit entre Paris et la Silicon Valley, qu’il connaît depuis plus de 30 ans. Autant dire qu’il n’a plus rien à prouver — ni à vendre. Et c’est sans doute pour cela que sa parole est si précieuse.

Dans une époque saturée de discours prophétiques, d’annonces mirobolantes et de levées de fonds milliardaires, Julia choisit une autre posture : celle de l’ingénieur lucide. De l’homme qui voit la technologie comme un outil, pas comme une religion. De celui qui n’a pas peur de dire, calmement : non, l’intelligence artificielle n’existe pas.

L’IA n’est ni intelligente, ni artificielle. Elle est statistique.

Julia l’explique simplement : les IA génératives comme ChatGPT, Gemini ou Claude sont des systèmes de prédiction statistique. Des machines à mots, pas des cerveaux. Elles ne “pensent” pas. Elles ne comprennent pas. Elles corrèlent. À une échelle inédite, certes. Mais sans intention, ni conscience.

Et pourtant, le discours dominant continue de nous vendre l’AGI — l’intelligence générale artificielle — comme un horizon inévitable. Julia, lui, y voit une impasse. Ou un malentendu entretenu par le marketing. L’IA n’a pas besoin de “ressembler” à l’humain pour être utile. Elle peut, et doit, rester un outil. Comme un marteau. Qui peut servir à construire… ou à frapper.

L’innovation est (encore) possible en France. Mais elle reste piégée.

Julia insiste : la France a des talents. En mathématiques, nous sommes mondialement reconnus — la médaille Fields le confirme plus que les classements PISA. Les Français dominent les labos d’IA des GAFAM. Et une nouvelle génération d’ingénieurs a retrouvé le goût de l’entrepreneuriat : 52 % des élèves d’école d’ingénieur veulent créer ou rejoindre une start-up.

Mais l’écosystème reste fragile.

On manque de financement post-seed. Nos fonds d’investissement sont trop petits pour soutenir une croissance sérieuse. Et surtout, il n’y a pas de marché européen intégré : pas de Nasdaq, pas de vraies exits, pas de consolidation. Résultat : nos “champions” partent se faire financer, héberger, puis racheter aux États-Unis. Mistral AI en est l’exemple parfait.

Pendant ce temps-là, la tech américaine explose… en pure perte énergétique

Face à cette frugalité européenne (subie), les projets comme Stargate font sourire Julia. Il démonte, chiffres à l’appui, la promesse de 500 milliards de dollars portée par Sam Altman et Softbank. L’argent n’est pas là. Les infrastructures non plus. Et l’impact écologique est tout simplement insoutenable.

À l’inverse, il salue des démarches comme celles de DeepSeek (ou “DeepSh*t”, selon lui, par autodérision), qui misent sur des modèles plus petits, plus sobres, entraînés sur des puces plus anciennes. Il y voit l’avenir : des IA verticales, spécialisées, économes, capables de tourner hors du cloud — et donc, réellement accessibles.

Le problème, ce n’est pas la technologie, mais notre capacité à mentir sur elle.

Julia n’accuse pas les outils. Il accuse l’emballement. Les promesses intenables. L’illusion entretenue que demain sera toujours plus intelligent, plus autonome, plus “humain”.

C’est ce genre de discours qui a provoqué les “hivers” de l’IA dans les années 50, 80 et 2000 : on promet trop, on investit mal, on est déçus… puis on coupe les budgets. Et on recommence. Le risque est de reproduire encore une fois ce cycle.

Il appelle à une forme de sobriété narrative. De sincérité. Arrêtons de promettre des assistants parfaits, des voitures 100 % autonomes, ou des robots qui pensent. Concentrons-nous sur ce que les IA savent faire : nous aider. Améliorer notre quotidien. Accélérer la recherche médicale. Automatiser ce qui nous ennuie. Et nous laisser, à nous, ce que nous faisons encore bien : ressentir, juger, décider.

L’intelligence humaine n’est pas modélisable. Et c’est tant mieux.

C’est sans doute le moment le plus fort de l’entretien. Lorsqu’on demande à Julia s’il pense que l’humain est réductible à un algorithme, il répond non. Parce qu’il y a de l’inné. Parce qu’il y a des émotions qu’on ne comprend pas. Des intuitions inexplicables. Des élans, des silences, des gestes qui ne s’apprennent pas.

Et c’est cette part-là — l’imprévisible, le sensible, le poétique — qui fonde, selon lui, notre différence.

Un algorithme peut simuler des émotions. Mais il ne pleurera jamais dans une église pour un inconnu, juste parce que l’atmosphère est bouleversante.

Conclusion : repolitiser l’IA, sans la diaboliser

Luc Julia ne vend pas la peur. Il ne vend rien. Il invite à penser. Il rappelle que l’IA est un outil, comme tous les autres. Que sa puissance doit être encadrée, non fantasmée. Qu’elle soulève des enjeux écologiques, économiques, culturels, géopolitiques. Et qu’elle mérite mieux que le discours binaire “ça va tous nous tuer” / “ça va tous nous sauver”.

Oui, l’IA va transformer nos métiers. Oui, elle va s’infiltrer partout. Et non, elle ne remplacera pas ce qui nous rend humains.

Reste à savoir si nous sommes prêts à l’utiliser avec intelligence.

Source : Silicon Carne