L’IA, la musique… et l’humain
"Ce n’est pas l’homme qui vit de l’art, c’est l’art qui vit de l’homme." Rainer Maria Rilke
MUSIQUE ET IA
Sylvain Morizet
5/27/20254 min read


34 000 artistes. Une alerte. Un glissement.
En ce début d’année 2025, 34 000 artistes ont signé une tribune pour alerter sur les dangers de l’intelligence artificielle. Des figures populaires, de Jean-Jacques Goldman à Angèle, ont exprimé leur inquiétude. Une crainte qui n’est plus une intuition mais un constat chiffré : selon une étude parue fin 2024, les professionnels de la musique pourraient perdre jusqu’à 30 % de leurs revenus au profit des modèles génératifs d’IA d’ici quatre ans.
Mais cette tribune, aussi salutaire soit-elle, arrive peut-être trop tard. Le mal est déjà fait. L’histoire nous l’a appris : on ne referme pas une brèche technologique une fois qu’elle s’est ouverte.
Suno, Spotify et la prolifération du vide
En 2023, une entreprise jusque-là inconnue, Suno, a bouleversé la donne : créer une chanson complète – voix, paroles, instrumentation – avec une simple instruction textuelle est devenu un jeu d’enfant. Deux ans plus tard, ses résultats sont bluffants. Pire : difficile à distinguer de ceux d’un musicien humain.
Le modèle économique, lui, suit une logique implacable. Spotify, par exemple, a déjà discrètement rempli ses playlists « Lo-fi » ou « Méditation » de titres générés ou achetés à bas coût, souvent publiés sous des identités fictives. Un art sans visage, pour des usages sans attention.
La valeur d’écoute se dissout dans l’indifférence. Et si les plateformes venaient à générer elles-mêmes ces contenus à la chaîne, ce n’est plus seulement un transfert de richesse qui s’opère, mais un effacement progressif de l’auteur.
Le mirage de la démocratisation créative
On nous vante souvent une “démocratisation de la création”. L’IA donnerait à tous le pouvoir de composer, de générer, de créer. Mais créer n’est pas cliquer. La confusion entre production et expression, entre image et incarnation, s’accentue. Ce n’est pas parce que je peux générer une chanson sur mesure que je suis devenu compositeur.
Le besoin de personnalisation est bien réel. Une génération entière réclame une musique à son image, calibrée, modelée selon ses envies. Mais ce besoin d’identification, jusqu’ici canalisé par les artistes et leurs histoires, trouve dans l’IA une réponse sans mémoire, sans récit, sans effort.
Le résultat ? Un contenu fluide, infini, mais interchangeable. Une musique qui s’écoute sans être entendue. Une esthétique de l’arrière-plan.
De Napster à Suno : l’irréversibilité des ruptures
Ce que Napster fut à l’ère du MP3, Suno l’est peut-être à l’ère de l’IA générative : un point de bascule. Une technologie interdite ou condamnée peut disparaître. Mais l’usage qu’elle a révélé, lui, s’installe.
En 2001, on ne reviendra pas au CD. En 2025, on ne reviendra pas à une création exclusivement humaine. Les majors l’ont compris. Certaines attaquent l’IA en justice, tout en négociant avec elle en coulisses. D'autres investissent dans des modèles vocaux officiels, des avatars synthétiques d’artistes bien réels. La stratégie ? Survivre.
Et l’artiste dans tout ça ?
Soyons clairs : les grandes figures musicales ne vont pas disparaître. Elles sont devenues des marques, des univers. Leur capital émotionnel est immense. Mais l’accès à la notoriété, lui, va se raréfier. Car la concurrence ne vient plus seulement d’autres musiciens, mais d’un flot de contenus générés à la demande, pour la seule satisfaction de l’instant.
Dans ce nouvel écosystème, les artistes indépendants devront redoubler de singularité, de narration, de lien humain. Créer du sens plus que du son. Fédérer des communautés. Incarner quelque chose que l’algorithme ne peut ni copier ni simuler : une faille, une présence, un regard.
L’ultime refuge : la scène
Il reste un espace que l’IA ne peut investir : la scène. Un concert, même modeste, reste une expérience. Une communion d’énergies, d’erreurs, de regards. Le pogo, le frisson, l’improvisation ne s’écrivent pas dans un prompt.
Le live pourrait bien devenir le dernier bastion de l’art musical humain. Déjà aujourd’hui, c’est là que les artistes gagnent leur vie. Demain, ce sera peut-être là qu’ils existeront tout court.
L’art : un besoin plus qu’un produit
L’IA générative pose une question centrale, philosophique, que trop peu osent formuler frontalement : qu’est-ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre ? Est-ce l’émotion qu’elle déclenche ? Son originalité ? Sa signature ? Ou simplement le fait qu’un être humain ait voulu dire quelque chose, à quelqu’un, quelque part ?
L’art n’a pas besoin d’être rentable pour exister. Il n’a même pas besoin d’être entendu. Il est ce qui reste quand on n’a plus rien d’autre pour se dire. Tant qu’il y aura des humains, il y aura des chants. Des cris. Des tentatives.
L’IA générera peut-être 100 millions de morceaux par jour. Mais l’humain continuera de jouer pour un seul être, dans une chambre, un bar, ou une salle vide. Par amour, par rage, par solitude, ou juste parce qu’il le faut.
Et cela, aucune machine ne pourra le lui enlever.
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