Intelligence artificielle française

La souveraineté numérique est-elle enfin en marche ?

IA

Sylvain Morizet

6/16/20254 min read

La semaine de VivaTech 2025 a confirmé ce que beaucoup pressentaient : l’Europe, et plus particulièrement la France, entre avec retard mais détermination dans la bataille de la souveraineté numérique, notamment en matière d’intelligence artificielle. Au cœur de cette dynamique : Mistral AI, désormais associé à NVIDIA pour déployer Mistral Compute, un cloud souverain d’envergure. Mais ce mouvement salutaire s’inscrit dans une géopolitique technologique bien plus vaste, où se mêlent enjeux industriels, éducatifs, réglementaires… et une certaine confusion stratégique de la part des institutions.

Mistral Compute : un signal fort, mais tardif

Avec son alliance avec NVIDIA pour construire une infrastructure cloud IA en France, Mistral fait un pas décisif. 18 000 GPU Blackwell de dernière génération, hébergés sur le territoire national, une architecture logicielle maîtrisée en interne, des données localisées : les critères de souveraineté sont ici respectés, tout comme les exigences européennes (RGPD, DSA, etc.).

Ce projet dépasse la simple prouesse technique. Il s’agit d’une affirmation politique : celle d’un écosystème capable d’exister face aux GAFAM et leurs équivalents chinois. Soutenu par de grands groupes (TotalEnergies, Orange, SNCF, Veolia, BNP…), Mistral Compute devient un enjeu industriel stratégique. Il permet enfin de proposer aux entreprises, administrations et PME européennes une alternative crédible aux offres cloud américaines.

Mais la souveraineté ne s’achète pas, elle se construit. Or, Mistral doit encore prouver sa capacité à tenir l’échelle, à maintenir son ouverture (open source) sans sacrifier sa viabilité économique, et à former une masse critique d’usagers pour pérenniser son modèle. Surtout, il devra résister à la tentation d’une acquisition rapide par un acteur étranger — ce qui est déjà le cas pour de nombreuses pépites européennes.

Google et le paradoxe du pragmatisme : l’arme du Wallet

Alors que l’Europe multiplie les débats sur la vérification de l’âge en ligne, Google a, sans bruit, proposé une solution techniquement robuste, chiffrée de bout en bout, via Google Wallet et les technologies de Zero Knowledge Proof. Elle permet à une application de vérifier qu’un utilisateur est majeur… sans révéler aucune autre donnée personnelle.

L’Europe, qui travaille sur son propre EUDI Wallet — prévu pour 2026 voire 2030 — est une nouvelle fois prise de vitesse. La souveraineté technologique devient ici une course contre la montre. Et comme souvent, faute de solution européenne opérationnelle, ce sont les outils extra-européens qui s’imposent… au nom de l'efficacité.

Ce paradoxe illustre bien le dilemme de nos institutions : faut-il attendre une solution souveraine, ou adopter une solution fonctionnelle venue d’ailleurs ? Peut-on continuer à freiner l’innovation en espérant un alignement réglementaire parfait, tout en réclamant des résultats immédiats ? À cette question, la CNIL répond souvent par la prudence, mais le terrain, lui, réclame du pragmatisme. Et Google, quoi qu’on en pense, joue parfaitement cette carte.

Meta, OpenAI et la guerre de l’AGI

Pendant ce temps, Meta change de braquet. Après des années à promouvoir une IA de recherche plus lente mais plus ambitieuse sous la houlette de Yann LeCun, l’entreprise investit désormais plus de 14 milliards pour rattraper OpenAI et Google. En absorbant 49 % de Scale AI, un acteur majeur de la labellisation des données, et en créant une nouvelle division dédiée à l’AGI (Artificial General Intelligence), Meta affiche une ambition claire : prendre la tête de la prochaine révolution.

Face à cela, OpenAI ne ralentit pas : Sam Altman revendique désormais une IA déjà supérieure à l’intelligence moyenne humaine, tout en annonçant le report de son modèle Open Weight, après des découvertes jugées "spectaculaires" en interne. Un partenariat discret entre OpenAI et Google pour le cloud confirme la porosité des relations entre ces "GOMAX" (Google, OpenAI, Meta, Anthropic, xAI) — partenaires, concurrents, parfois fusionnels.

Dans ce contexte, la France doit cesser d’opposer naïvement "souveraineté" et "interopérabilité". Car la souveraineté ne consiste pas à s’isoler, mais à peser dans les alliances, à exister dans les standards, à pouvoir négocier d’égal à égal. La stratégie de Mistral a ici un rôle clé à jouer.

Éducation nationale : un rendez-vous manqué ?

La grande déception de la semaine reste cependant l’annonce du plan IA à l’école, par Clara Chappaz et Élisabeth Borne. Derrière des mots modernes, le vide.

  • En primaire, on "parlera" d’IA… sans jamais l’utiliser.

  • En 4e et en seconde, on propose… une vidéo de 30 minutes sur les risques environnementaux et éthiques.

  • L’usage de l’IA sans autorisation explicite d’un enseignant sera considéré comme une fraude.

  • La formation des enseignants est encore à l’état d’intention.

On est loin d’une stratégie d’acculturation ambitieuse, qui développerait l’esprit critique, la créativité, l’appropriation technologique. Plutôt qu’une école des lumières numériques, c’est une pédagogie de la peur qui s’installe — peur de l’outil, peur du plagiat, peur du changement. En refusant d’outiller les jeunes générations, on les condamne à dépendre des outils américains, sans comprendre comment ils fonctionnent.

Conclusion : souveraineté, ou illusion de souveraineté ?

Ce que nous montre cette actualité, c’est que la souveraineté numérique n’est pas un slogan, c’est un chantier. Un chantier technique, bien sûr, mais aussi éducatif, politique, culturel.

La France, avec Mistral, fait un pas important. Mais si elle veut peser, elle devra :

  • Éduquer massivement, dès aujourd’hui, et non dans 5 ans ;

  • Assumer une stratégie industrielle offensive, quitte à jouer un peu moins "fair-play" dans les appels d’offres publics ;

  • Rattraper ses retards sans se mettre des bâtons réglementaires dans les roues ;

  • Et surtout, comprendre que la souveraineté ne peut être partielle : on ne peut exiger une IA française sans former les cerveaux français à la comprendre et à la maîtriser.

Le XXIe siècle sera celui des intelligences – humaines et artificielles. Il serait temps de choisir lesquelles nous voulons développer.