IA et souveraineté numérique

La France (enfin) dans la course ?

IA

Sylvain Morizet

6/12/20254 min read

La panne majeure survenue chez OpenAI le 11 juin n’a pas simplement ralenti les utilisateurs de ChatGPT. Elle a agi comme un révélateur brutal de notre dépendance à une technologie que nous ne maîtrisons pas. L’événement, presque anecdotique dans l’agenda technologique global, prend soudain une résonance politique : où en sommes-nous, nous Européens, dans la course à l’intelligence artificielle ?

Car pendant que les géants américains innovent à marche forcée et que la Chine verrouille son écosystème tout en accélérant son déploiement éducatif, la France, elle, semble amorcer un tournant stratégique. Et ce n’est pas anodin.

Quand OpenAI tousse, le monde éternue

Mardi 11 juin, ChatGPT devient inutilisable pendant plusieurs heures. API en rade, Sora inaccessible, ralentissements généralisés : pour beaucoup, la productivité s'effondre. Et ce n’est pas seulement l’anecdote d’un bug. C’est la démonstration de notre vulnérabilité systémique : un seul acteur privé, basé hors Europe, peut gripper toute une chaîne d’activités créatives, scientifiques, commerciales.

Il ne s’agit plus de débats abstraits sur la souveraineté numérique. Il s’agit de continuité d’activité, de résilience, de maîtrise.

Mistral répond avec Magistral

Hasard du calendrier ou contre-offensive bien orchestrée, le jour même, Mistral AI dévoile son nouveau modèle : Magistral. Contrairement aux premiers LLM conçus pour répondre vite à tout, ce modèle est axé sur le raisonnement, autrement dit la capacité à enchaîner logiquement des étapes de réflexion, à résoudre des problèmes complexes, à structurer des raisonnements en plusieurs temps. En langage IA, on parle de "chain-of-thought reasoning".

Ce qui est notable ici, c’est que Magistral se décline en deux versions :

  • une version open source, téléchargeable et exécutable localement, sous licence permissive ;

  • une version commerciale, performante et adaptée aux usages d’entreprise.

Ajoutez à cela une vitesse de traitement très compétitive (souvent plus rapide que ses équivalents américains), une compatibilité multilingue dès la base (dont le français, ce qui reste rare), et une formation en partie sur des corpus européens. Autrement dit : une IA qui raisonne, qui respecte nos cadres légaux, et qui peut tourner sur nos machines, sans dépendance extérieure.

O3 Pro : OpenAI muscle son jeu, mais à quel prix ?

Dans le même temps, OpenAI lançait O3 Pro, une IA ultra-puissante, capable de résoudre des problèmes mathématiques ou scientifiques, d’analyser des documents longs, d’interagir avec des outils externes. Impressionnante sur le papier, mais très coûteuse à l’usage, et parfois lente. Une réponse de fond, certes, mais qui confirme une chose : les meilleurs outils d’OpenAI ne sont plus pensés pour le grand public, mais pour les entreprises prêtes à payer cher. La fracture technologique s’élargit.

Et pendant ce temps, en Europe ? Magistral ne prétend pas détrôner O3 Pro, mais il propose une alternative solide, rapide, souveraine, et surtout ouverte. Ce n’est pas rien.

DNS4EU : l’autre pilier discret de la souveraineté

En parallèle, une autre brique fondamentale de la souveraineté numérique européenne a été posée : le lancement de DNS4EU. Peu médiatisé, ce résolveur DNS conçu et hébergé en Europe permet d’éviter de passer par les grands noms américains comme Google ou Cloudflare à chaque fois qu’on saisit une adresse web. Un détail technique ? Pas du tout.

Le DNS, c’est la porte d’entrée du web. En disposer en propre, c’est reprendre la main sur :

  • la sécurité des utilisateurs,

  • la confidentialité des données,

  • la possibilité de filtrer (en conformité avec le RGPD) les contenus illicites ou inappropriés.

Cela permet aussi d’imaginer, à terme, des contrôles intelligents et ciblés, comme des filtres parentaux automatiques, ou des barrières contre les contenus violents — sans avoir à tout interdire ou à dépendre d’un acteur externe.

L’Europe entre idéalisme, régulation et retard

Pendant que les États-Unis innovent sous l’impulsion privée, et que la Chine intègre massivement l’IA à son système éducatif, l’Europe cherche sa voie. D’un côté, elle construit laborieusement des piliers de souveraineté (Mistral, DNS4EU, EuroHPC pour les supercalculateurs…). De l’autre, elle reste prisonnière d’un cadre de régulation lent, morcelé, souvent trop prudent.

L’interdiction potentielle des réseaux sociaux aux moins de 15 ans, annoncée par Emmanuel Macron, en est un symptôme. On s’attaque aux outils sans regarder les contenus. On bloque l’accès sans penser aux usages. Ce n’est pas la technologie qu’il faut réguler à l’aveugle, mais les dérives qu’elle permet. Et pour cela, il faut des outils locaux, ouverts, adaptables : DNS4EU en est un. Magistral en est un autre.

Le moment Mistral : industrialiser ou mourir

Le plus dur commence maintenant. Avoir une IA française, c’est bien. La déployer, la faire adopter, la rendre compétitive à grande échelle, c’est autre chose.

D’où l’importance des annonces attendues à Vivatech : Mistral prévoit un partenariat avec Nvidia pour construire un datacenter IA sur le territoire français, avec une puissance prévue de 40 MW, extensible à 100. Ce n’est plus du prototype. C’est de l’infrastructure critique, du tissu industriel, de l’emploi, de la souveraineté énergétique, computationnelle et stratégique.

Mais pour que cela prenne, il faudra aussi :

  • des investissements publics et privés massifs, pour soutenir un écosystème émergent ;

  • une adoption active par les administrations, les entreprises, les écoles ;

  • une stratégie de long terme, au-delà des effets d’annonce.

Une fenêtre de tir historique

Nous ne rattraperons jamais les années d’avance d’OpenAI ou de Google. Mais ce n’est pas l’objectif. L’enjeu est ailleurs : produire des outils qui nous appartiennent, que nous comprenons, que nous pouvons adapter à nos besoins. C’est ça, la souveraineté.

Le couple Magistral + DNS4EU forme une base. Solide. Européenne. Prometteuse.

Ce qu’il reste à faire maintenant : construire l’écosystème qui va avec. Pas dans cinq ans. Pas à coups de rapports. Mais maintenant.

À suivre :
Je serai présent à Vivatech ce vendredi 14 juin pour mon intervention sur le thème : "Compositeurs à l’ère de l’IA : menacés, augmentés… ou déjà oubliés ?"
Une occasion de revenir, en public, sur ces bouleversements qui touchent autant le code que la création, l’économie que la culture.

Nous n’avons jamais été aussi proches d’un vrai virage. À nous de le négocier sans sortir de route.