IA, divertissement et volonté de puissance

Pour une émancipation par la création musicale

MUSIQUE ET IA

Sylvain Morizet

12/5/20244 min read

À l’ère des algorithmes et de l’hyperconnectivité, l’Intelligence Artificielle se révèle un acteur majeur de l’industrie musicale. Capable de composer des mélodies à la demande, de suggérer des œuvres sans discontinuer, ou d’analyser de vastes catalogues sonores, elle promet un gain de temps, un confort d’écoute inédit, voire une démocratisation de la création. Pourtant, cette révolution technique pose une question profonde, trop souvent négligée : dans une culture du divertissement permanent, l’IA peut-elle renforcer la liberté artistique, ou risque-t-elle de figer la musique dans un conformisme esthétique et intellectuel ?

De la résistance face aux régimes oppressifs à la lutte subtile contre l’uniformisation du goût, un fil conducteur apparaît : la source réelle de la liberté ne se trouve jamais dans le simple nombre, la technologie ou les discours officiels, mais dans la conscience de l’individu. Qu’il s’agisse de défier une tyrannie politique ou de s’affranchir d’une norme culturelle dominante, l’origine du changement authentique tient dans la capacité, pour chacun, de ne pas céder aux illusions et aux mensonges. La véritable révolte débute dans le for intérieur, lorsque le sujet choisit de s’extraire du récit ambiant et de penser par lui-même.

Cette nécessité d’une émancipation intérieure rencontre la philosophie de Friedrich Nietzsche. Pour ce dernier, la « volonté de puissance » n’est pas le désir de dominer autrui, mais un élan vital, un principe créateur par lequel l’individu dépasse ses limites. Il s’agit d’une quête intérieure, une tension vers l’accomplissement personnel, la découverte d’une singularité profonde. Dans le contexte musical, cette volonté de puissance pourrait être comprise comme la capacité à inventer, surprendre, transcender les schémas préétablis. Elle invite le compositeur, l’interprète, l’auditeur exigeant, à refuser le confort du déjà-fait, à explorer des territoires sonores inouïs, à supporter la difficulté et la dissonance pour donner naissance à une œuvre réellement signifiante.

Or, cette démarche d’exigence et de dépassement se heurte aujourd’hui à un autre visage de la tyrannie : celui, doux et insidieux, du divertissement permanent. Neil Postman, dans son ouvrage Se distraire à en mourir, soulignait dès 1985 le danger d’une société où la forme dominante de communication (alors la télévision, aujourd’hui l’ensemble des flux audiovisuels et numériques) transforme tout sujet – politique, religieux, éducatif – en spectacle superficiel. Cette société ne censure pas l’information ; elle la noie dans un flot continu d’images et de contenus sans profondeur, rendant la réflexion difficile, voire inutile. Dans un tel univers, la politique devient une affaire d’apparences, la religion un show, l’éducation un divertissement ludique, et la musique un bruit de fond, agréable mais interchangeable.

Postman oppose la crainte orwellienne d’une censure brutale à la crainte huxleyenne d’une saturation par le futile. Là où George Orwell redoutait une privation d’information, Aldous Huxley craignait qu’on en offre tant et si peu substantielle que l’on cesse de chercher, d’explorer, de lire, de comprendre. Cette seconde crainte semble prophétique à l’âge des plateformes de streaming, qui suggèrent sans cesse des playlists conçues pour ne jamais heurter l’oreille, des œuvres calibrées pour satisfaire instantanément un besoin d’ambiance sans véritable effort d’attention.

En musique, cette logique se manifeste par un glissement vers une écoute passive. L’IA, si elle est utilisée sans esprit critique, peut enfermer le public dans un cocon sonore où le confort prime sur la découverte, où l’algorithme anticipe les désirs, répétant ad nauseam des formules éprouvées. Cela conduit à une standardisation de la création, les compositeurs cherchant à plaire aux modèles statistiques plutôt qu’à inventer. À terme, le risque est grand de voir la musique perdre sa valeur de confrontation, sa capacité à émouvoir, provoquer, interroger. Elle s’amollit en un murmure constant, rassurant, qui divertit sans élever.

Faut-il pour autant rejeter l’IA ? Certainement pas. Comme tout outil, elle est porteuse d’une ambivalence. Elle peut tout aussi bien servir l’art que l’entraver, selon l’usage qu’on en fait et l’orientation de notre volonté. Le défi majeur consiste à refuser la passivité et la facilité intellectuelle, à ne pas confondre accessibilité et banalité, plaisir et insipidité. Si l’IA est abordée avec la conscience du créateur, si le musicien s’en sert comme d’un levier pour repousser ses propres frontières, explorer des harmonies inédites, générer des textures sonores surprenantes, alors la technologie peut devenir un catalyseur d’innovation.

Néanmoins, cette appropriation ne se produira qu’à condition de préserver la dimension réflexive, la confrontation avec des œuvres exigeantes, la présence de lieux – qu’ils soient réels ou virtuels – où l’on apprend à écouter de manière active, à distinguer la nuance, à apprécier la complexité. Nietzsche parlait de la nécessité de faire sens de la souffrance, d’intégrer le défi plutôt que de le fuir. Appliqué à la musique à l’ère de l’IA, cela signifie retrouver le goût de l’effort, de la curiosité intellectuelle, du dialogue critique avec la tradition et la modernité, sans se contenter d’un flux ininterrompu de morceaux aimables, mais interchangeables.

De plus, l’importance de la volonté individuelle réapparaît : l’art musical vit de l’intention du compositeur, de l’engagement de l’interprète, du discernement de l’auditeur. Ainsi, la technologie ne dicte pas une fatalité. L’IA peut participer à une nouvelle floraison artistique, pour peu qu’on la confronte à un sens, une vision, une exigence. Cette démarche implique de s’arracher à la tyrannie du plaisir facile, à la superficialité rassurante, pour redonner à l’acte musical sa dimension mystérieuse, ardue, gratifiante à long terme.

Au final, la tension entre la tyrannie (qu’elle soit politique, médiatique ou algorithmique) et la liberté demeure la même : tout se joue dans la conscience que l’individu a de sa capacité à penser, créer et juger. L’industrie musicale de demain, confrontée à l’emprise potentielle des algorithmes, doit se souvenir que sans exigence intellectuelle et spirituelle, sans volonté de puissance artistique, la musique peut rapidement perdre son âme. Dans un monde saturé d’outils, la souveraineté intérieure reste la clé. C’est là, au cœur de l’esprit critique, que se joue la possibilité de faire de l’IA un allié et non un geôlier, de préserver la noblesse de la musique et d’en faire une force de libération, plutôt qu’un simple divertissement.