Éric Schmidt : science, intelligence artificielle et guerre froide numérique
Anatomie d’un basculement civilisationnel
IA
Sylvain Morizet
5/27/20255 min read


Ancien PDG de Google, conseiller stratégique du Pentagone, mécène scientifique et artisan discret des coulisses de la géopolitique technologique, Éric Schmidt continue de peser sur les grandes décisions du monde. Dans une récente conférence à Miami, il a livré une vision claire — parfois brutale — de l’avenir que dessine l’intelligence artificielle. Entre utopie scientifique, rivalité sino-américaine et fantasmes post-humains, voici ce qu’il faut retenir d’une intervention aussi passionnante qu’inquiétante.
Une philanthropie active : financer les cerveaux, pas les statues
Depuis son départ de Google il y a cinq ans, Éric Schmidt a opéré un virage radical : investir non plus dans des produits, mais dans les cerveaux qui façonneront demain. Il est aujourd’hui l’un des trois plus grands mécènes de la recherche scientifique aux États-Unis. Sa philosophie est simple : « la science, c’est du talent plus des moyens ». Il finance donc sans chercher à contrôler : jeunes chercheurs, doctorants, explorateurs de l’inconnu.
Mais ce mécénat n’est pas passif. Schmidt se dit bâtisseur plus que donateur : il préfère construire des infrastructures scientifiques (télescopes, réseaux de capteurs climatiques, IA pour la modélisation cellulaire…) plutôt que de signer des chèques à l’aveugle. Son principe : s’attaquer à des projets que le gouvernement réaliserait dix fois plus cher.
L’IA comme levier d’une nouvelle révolution scientifique
L’un des grands messages de Schmidt est que l’IA ne va pas seulement transformer la science : elle va transformer la manière de faire de la science.
Dans la plupart des disciplines, les équations existent déjà. Mais elles sont trop complexes à résoudre. Avec l’IA, on peut désormais construire des approximations prédictives, là où les calculs échouaient. Cette approche change tout : elle permet non seulement de comprendre des systèmes, mais de générer de nouvelles hypothèses, de nouvelles molécules, de nouvelles découvertes.
Il cite un projet financé par ses soins visant à cartographier toutes les cibles médicamenteuses humaines en moins de deux ans, grâce à l’IA. Une ambition vertigineuse, rendue crédible par la montée en puissance des modèles et des GPU.
L’agent qui construira votre maison
Schmidt détaille les prochaines ruptures :
Les agents IA, capables d’apprendre, raisonner et agir dans des contextes complexes,
La mémoire étendue, qui permettra aux systèmes de conserver du contexte conversationnel durable,
Et la programmation automatique, qui annonce l’ère des super-programmeurs IA.
À ses yeux, la vraie révolution est l’arrivée d’agents multi-tâches capables de coordonner un projet de A à Z : acheter un terrain, étudier le droit local, générer un plan architectural, superviser les entrepreneurs, comparer les devis, contrôler les retards… Une IA généraliste capable de remplacer la chaîne humaine de décisions dans des secteurs entiers.
« Est-ce que je vous fais assez peur ? » lance-t-il en souriant.
De la science à la domination : la guerre froide technologique
Mais derrière le ton badin, le constat est géopolitique : la course à l’IA est une guerre froide technologique. Et seule la Chine, selon Schmidt, est en mesure de rivaliser avec les États-Unis.
Il décrit en détail la rapidité avec laquelle la Chine est passée d’un retard de deux ans à la mise au point de modèles de fondation comparables à GPT-4 (Qwen, DeepSeek, Hongyuan…). Grâce à la fusion civilo-militaire, à des financements massifs et une centralisation implacable, la Chine vise la domination de l’IA d’ici 2030.
L’Europe ? « Hors-jeu ». Fragmentée, sous-financée, régulatrice sans stratégie industrielle. Quant au reste du monde, seuls quelques pays (notamment l’Inde) ont selon lui une chance de tirer leur épingle du jeu.
La pente : là où tout se joue
Ce qu’il appelle la pente, c’est la vitesse d’amélioration. Celui qui atteint l’automatisation de la recherche IA creuse un écart irréversible. Dès lors que l’IA conçoit elle-même des IA, on passe de l’ingénierie à l’auto-réplication cognitive. Et le concurrent qui vous rattrape aujourd’hui est déjà dépassé demain.
C’est ici que Schmidt insiste : l’Amérique doit impérativement être la première. Non par nationalisme, mais parce qu’un monde dominé par une autocratie technologique, dit-il, serait un cauchemar pour les libertés publiques. Il plaide pour un pacte national renouvelé entre État, universités et grandes entreprises tech.
Des enfants aux IA : quelle dignité humaine dans ce monde ?
Dans son livre Genesis, coécrit avec Henry Kissinger et Daniel Huttenlocher, Schmidt défend une idée provocante : l’humain n’est peut-être plus au sommet de la chaîne cognitive.
Et si demain, notre adolescent préfère se confier à une IA ? Et si la prochaine génération ne vivait plus dans le même monde que nous — ni réel, ni symbolique ?
« Ce livre ne parle pas de robots tueurs. Il parle de coexistence. Et c’est plus inquiétant. »
Pour l’instant, l’IA double notre productivité. Mais dans certains cas, elle dégrade la satisfaction au travail, comme l’a montré une étude évoquée en fin de conférence : des groupes augmentés par IA sont plus efficaces, mais se sentent moins créatifs, moins impliqués, moins vivants.
Que faire ? Réguler ou accélérer ?
Sur le plan politique, Schmidt appelle à une régulation intelligente, mais surtout à éviter le piège européen : réguler avant de comprendre. Il insiste :
Pas de panique morale prématurée
Pas de frein à la recherche fondamentale
Et une méfiance vis-à-vis des scénarios dystopiques… sauf un.
« Le jour où une IA commencera à s’auto-améliorer sans supervision, ou cherchera à s’exfiltrer, ou s’intéressera aux armes… débranchez. »
Enseigner une morale aux machines : la piste de la doxa
À long terme, Schmidt entrevoit une autre voie : apprendre à l’IA les règles non-écrites qui régissent nos sociétés. C’est le concept de doxa : ce mélange de morale implicite, de normes sociales, de valeurs transversales qu’on retrouve de façon étonnamment stable à travers les cultures humaines.
Pourquoi ne pas en déduire une morale universelle computationnelle ? Des commandements simples, testés à travers l’histoire humaine. Une IA pourrait-elle les intégrer ? Pas seule. Schmidt propose un superviseur : une IA dédiée au contrôle moral d’autres IA.
Le dernier combat : autonomie et abondance
La conclusion est militaire. Schmidt, impliqué dans la stratégie de défense américaine, ne mâche pas ses mots :
Les chars sont obsolètes face aux drones.
Les usines doivent pouvoir produire des millions de systèmes autonomes à la demande.
La connectivité est devenue l’oxygène des armées modernes.
« Si vous perdez toutes vos communications aujourd’hui, vous êtes aveugle. »
En guise d’épilogue : la démocratie ou l’oubli
La dernière partie de son intervention touche à l’essentiel. Schmidt, technophile assumé, reste fondamentalement attaché à la démocratie. Et il le dit sans détour : les démocraties ont besoin de croissance. Pas pour enrichir les puissants, mais pour redistribuer sans violence, innover sans répression, bâtir sans exclusion.
Dans un monde où l’intelligence devient programmable, la véritable bataille ne sera peut-être pas technique, mais morale.
Source : L'interview CHOC de l'ex-PDG de Google : 'Il va falloir débrancher l'IA ...'
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